Dépasser la complexité

Chacun vote sans avoir pu étudier à fond les différents programmes politiques (on dit qu’il y a environ 80 partis en France), chacun croit en une religion ou opte pour l’athéisme sans avoir eu le temps d’étudier chaque option métaphysique (déjà combien d’années faudrait-il pour comparer l’athéisme, l’agnosticisme, le bouddhisme, l’hindouisme, le catholicisme, le protestantisme, l’islam !), chacun fait des choix pratiques (par exemple éviter les antennes relais ou non, consommer bio ou non etc.) sans avoir pu étudier à fond les données contradictoires sur ces dossiers techniques...
Comment sortir du labyrinthe ? Est-ce même possible ?

Face à des problèmes complexes

On peut se réfugier dans le déni, et considérer que toutes ces questions nous dépassent, et qu’on n’adoptera pas d’opinion tranchée. C’est le relativisme : la complexité sert alors de paravent pour ne rien décider... En réalité, cette attitude revient à choisir les modes de vie dominants. Je me dis qu’il est trop complexe de savoir si le bio est vraiment important ou non, donc je consomme l’alimentation industrielle standard ; je me dit que je n’ai pas temps d’étudier les différentes options politiques, donc mon choix s’oriente entre deux ou trois programmes (les plus connus et diffusés dans les médias mainstream) ; en ce qui concerne les religions, je me contenterais alors d’adopter celle qui a cours de mon milieu familial (mais qu’est-ce qui me dit que c’est la vraie religion ?) ou d’une sorte d’indifférence tolérante (à l’opposé d’un Blaise Pascal, qui croyait que notre avenir éternel se jouait durant cette vie, et mettait en garde chacun contre cette indifférence illusoire, alors que la seule certitude est que nous allons tous vers la mort...).

L’erreur intellectuelle et ses conséquences vitales

En bref, deux attitudes erronées sont souvent notre lot : ne pas choisir ; ou choisir ce qui est le plus simple, demande le moins de recherches personnelles. Ces attitudes sont favorables à la survie à court terme, mais on se doute qu’elles nous nuiront à plus long terme. Toute erreur de jugement se paie, à un moment ou l’autre. Certes, je peux vivre de longues années en fumant, buvant, consommant une alimentation toxique, m’exposant des radiations nocives ; je m’empoisonnerais à petit feu et en subirais les conséquences à moyen terme, en maladie, dépression, voire mort prématurée.

Il en va de même des erreurs politiques et sociales. Une collectivité peut adopter un système économique erroné ; elle n’en paiera les conséquences qu’à moyen terme, par une crise endémique qui prendra tout à coup un tour dramatique, par des millions de chômeurs, une santé de moins en moins garantie, la montée des tensions sociales et des agressions... Bref, les erreurs politiques peuvent se payer par la ruine et la guerre civile, ou des catastrophes écologiques majeures.
Et il en va de même des erreurs spirituelles. Je peux me sentir conforté et plein d’énergie dans une secte ; mais à terme, où me conduira ce choix illusoire ? Combien d’anciens disciples réalisent qu’ils ont perdu 5, 10 ou parfois 20 ans de leur existence à encenser un faux gourou, parti avec la caisse, ou mort fou, ou dont on découvre qu’il était un pervers pédophile ? Il en va de même des erreurs politiques, lorsqu’un militant s’aperçoit après des années que la cause qu’il défendait s’est révélée une dictature aux antipodes de ses magnifiques idéaux. On songe aux communistes repentis, qui ont découvert qu’ils avaient tour à tour soutenu Staline, Mao, les Khmers rouges, Castro, bref une série ininterrompue de pouvoirs totalitaires depuis des décennies.

L’erreur religieuse est peut-être encore pire. Si Pascal a raison, si l’Eglise catholique ou l’Islam a raison, nous serons conduits à être jugés par le Divin après notre mort. Ce jugement n’est pas un événement que l’on peut prendre d’un coeur léger, puisqu’il peut nous conduire au Paradis ou à l’Enfer de tortures éternelles. On sait que Pascal disait que tout homme sensé, même s’il n’est pas sûr de l’existence de ce Jugement dernier, devrait s’en préoccuper (la simple éventualité que ce Jugement puisse exister devait nous conduire à vivre le plus vertueusement possible... voir le Pari de Pascal). Donc, si ces religieux chrétiens ou musulmans ont raison, l’ignorance spirituelle et l’indifférence envers la religion pourraient bien se payer en terme de milliards d’années de tortures !
On voit par ces exemples extrêmes mais pas caricaturaux que chacun a le plus grand intrêt à faire les meilleurs choix possibles, faute de payer un lourd tribut par la suite.

Qu’est-ce qu’une recherche valable ?

On pourrait définir trois moments dans la recherche :
 le moment où je découvre une question, un problème ;
 le moment où j’identifie et confronte les différentes thèses en présence ;
 le moment où, ayant adhéré à une thèse (ou à une explication possible), je l’étaye par de nouveaux arguments, faits etc.
Ce troisième moment peut aussi consister en ce que, submergé par une masse trop dense de discours contradictoires, j’opte pour le relativisme sans chercher à trancher.

Il est facile de voir que la première et la troisième étapes sont bien respectées : chacun de nous est assailli de nombreuses questions, des plus techniques aux plus métaphysiques... Les antennes relais sont-elles dangereuses pour la santé ? Quelles alternatives sera-t-il possible de trouver à l’énergie nucléaire ? Y a-t-il quelque chose de la conscience qui subsiste après la mort ? Et ainsi de suite...
Face à ces questions, il est assez facile de trouver des livres et des sites à thèses. En politique, partisans de l’écologie se retrouvent sur des sites, tout comme partisans du libéralisme ; en religion, on trouve des sites athées, des sites catholiques, des sites musulmans, chacun développant à l’envi ses arguments sur des forums dédiés. Les livres reflètent des points de vue argumentés et plus ou moins partisans.

Agora

Ce qui me semble le chaînon manquant, c’est celui de la confrontation méthodique des options. Existe-t-il des sites ou des livres "neutres", qui mettraient en présence les différents arguments et permettraient de les décortiquer ?

Cette question est cruciale. Faute d’espaces suffisamment neutres et exhaustifs, chacun est obligé de se faire son opinion à partir de données et d’argumentations partisanes, et surtout "au petit hasard la chance". A moins d’avoir des années à y consacrer, il est impossible d’étudier en profondeur chaque dossier qui présente une question débattue en écologie, économie, santé, métaphysique, sociologie etc. Ce qui signifie que la plupart de nos opinions - à part sur un ou deux sujets où nous nous sommes créé une véritable culture personnelle - sont mal fondées, et tiennent plus au hasard, à notre milieu, au types d’arguments sur lesquels nous sommes tombés, que d’une véritable recherche exigeante, méthodique et approfondie.

De par notre condition et par la complexité des dossiers, nous sommes cantonnés à n’avoir que des opinions fragmentaires et incertaines (sauf peut-être sur un ou deux sujets de prédilection), car il n’existe pas d’outil exhaustif permettant de confronter au mieux les différentes opinions possibles.

Proposition aux insatisfaits actifs

Insatisfaits par cette situation existentielle, ne faudrait-il pas chercher (avant toute chose) à créer de nouveaux outils pour qui ressent l’urgence de chercher la Vérité ? Au lieu de cela, nous préférons accomplir nos choix sans méthode, puis nous conforter dans nos opinions favorites. Il faut résolument tourner le dos à ce confort intellectuel et tenter une démarche opposée, qui nous confrontera aux dissonances cognitives. Il faut accepter que seule la mise en oeuvre rigoureuse et implacable de cette démarche permettra de faire émerger quelques fragments de vérité.

Si nous ne faisons pas ce mouvement intérieur, éthique et intellectuel à la fois, nous sommes condamnés à devenir les victimes de notre pire adversaire : nous-même et notre goût de l’illusion !

Chacun alors continuera à adhérer à une chapelle, et luttera contre d’autres chapelles. Au lieu d’être le lieu de la recherche socratique de la Vérité, l’espace public continuera à n’être que le théâtre de rapports de force ^revêtus d’arguments, où chaque groupe, compacté de certitudes, brandissant ses arguments, ira s’affronter à d’autres groupes aussi forts. Libéraux vs antilibéraux, sceptiques vs religieux, musulmans vs chrétiens, républicains vs communautaristes, conspis vs anticonspis, écologistes vs anti-écologistes et ainsi de suite...

Peut-être que quelques groupes, plus forts que d’autres, accéderont mieux aux médias et pourront imposer leur point de vue. Et alors ? Le point de vue dominant est-il le vrai ?

On a vu durant des décennies l’écologie comme un courant d’illuminés, elle a été raillée et considérée comme antiscientifique. Aujourd’hui, on voit que ce courant marginal avait de très bons arguments sur bien des points, et que ses mises en garde auraient dû être prises en compte. N’en est-il pas ainsi de nombreux courants d’idées marginaux ou minoritaires, qui ont eux aussi des solutions intéressantes à proposer, ou des critiques pertinentes envers telle ou telle certitude établie ?

Il me semble que de plus en plus d’individus ont envie de "sortir du jeu". Ils ne souhaitent plus adhérer à une certitude close, pour tenter d’imposer ux autres une "vérité". Ils ont vu que les différents systèmes, si bien argumentés fussent-ils, passent leur vie à se combattre les uns les autres.

Mais l’autre danger, c’est le relativisme. Cette molle indifférence qui fait que l’on se laisse porter par les courants dominants, comme une méduse intellectuelle.

Utopie

Je propose donc une autre voie :

 réunir des individus libres, non appartenant, en recherche de vérité(s)
 tenter de mettre en place ensemble des outils de débats, une méthode généralisable et standard
 promouvoir cette méthode sur la plupart des grandes questions, qu’elles soient techniques, politiques, économiques, écologiques ou spirituelles.

Cette méthode devrait permettre de "faire le tour" des options proposées, des arguments pour et contre chaque options ; d’approfondir ces arguments pour les valider et les invalider ; tout ceci permettant in fine à chaque individu et citoyen de se déterminer, cette fois en connaissance de cause, sur les problèmes qui l’intéressent.

L’objet de cet article est ambitieux, voire utopique. Il ne s’agit pas moins que d’impulser une véritable révolution intellectuelle, de faire un saut majeur, de passer un cap... Au lieu d’en rester à une étape tâtonnante, complexe et chaotique du savoir, où chacun se débat tout seul avec ses questions et s’oriente tant bien que mal, j’aimerais que nous puissions redécouvrir le sens d’un véritable débat philosophique, dépassant la confusion, les peurs, les clivages, et mettant chacun au travail pour bâtir cette fameuse Intelligence collective qui seule est à la mesure des défis de la complexité.

Une vidéo sur la complexité et la surinformation :

https://www.youtube.com/watch?v=CnBPi3XciBA