Quel projet de civilisation pour l’Europe ?

Voici un texte personnel de recherche et d’utopie - avec lequel on n’est pas obligé d’être en accord pour participer ou s’impliquer dans la tolérance active, le débat méthodique etc. Il s’agit d’explorer les voies du futur et de susciter un échange sur la civilisation que nous voulons. Quel idéal poursuivons-nous ? Avons-nous un projet civilisationnel, une "politique de civilisation" pour reprendre l’expression d’Edgar Morin ? On peut critiquer la notion de "civilisation", je vous propose d’admettre ce terme momentanément pour réfléchir ensemble aux fins que nous poursuivons.

Typologie des civilisations

Il semble possible de classer les projets civilisationels en quelques grands types (qui dit classification, dit simplifications...) :

1). le projet "religieux" : civilisation catholique, musulmane, hindoue etc. Il s’agit d’obéir à une supposée loi divine, et éventuellement de la diffuser dans le monde. Comme in sait ce type de projet n’est pas mort, il existe des partis religieux dans tous les pays du monde, des fondamentalistes protestants aux USA aux intégristes juifs en Israël, sans parler des hindous et musulmans.

Critique :
Ce type de civilisations traditionnelles ne sont plus très adaptées à un monde ouvert : nous voyons partout la diversité des religions et de leurs lois. Il est difficile alors de fonder une civilisation sur une seule religion, considérée comme vraie et qui devrait s’imposer à tous les habitants d’un pays. De plus, un autre inconvénient de ce type de civilisation : elles tendent à se heurter entre elles et conduisent à des guerres religieuses.

2). le projet "productiviste" : typique des XIXème et XXème siècle avec leur expansion industrielle. Il s’agit d’accumuler des richesses, de développer des infrastructures... Des générations sont sacrifiées sur l’autel de l’industrie. A terme, ces civilisations - dans l’Europe capitaliste ou le monde "communiste" - prétendent que l’abondance matérielle finira par se répandre comme une manne sur tous les humains, et leur donnera le bonheur.

Aujourd’hui dans les pays riches, on croit moins que le bonheur résulte des objets manufacturés, voiture, télé, ordinateur etc. Alors on a tenté de raffiner la consommation, qui ne se limite pas qu’aux objets, mais s’étend aux expériences. Les habitants des pays riches sont soumis à la publicité, qui les conditionne à croire qu’ils trouveront l’extase grâce à nombre d’expériences tarifées, comme les vacances exotiques, les sports inédits (parapente, jet-ski, etc.). Les bons repas, les voitures rapides ou les canapés de cuir ne font plus tout à fait illusion ? Qu’à cela ne tienne, la consommation va être relancée par la production des nouvelles technologies audiovisuelles ou sportives, et à leurs promesses de sensations gratifiantes.

Critique :

Ce projet civilisationnel se heurte à de nombreux problèmes :

 son but est inaccessible à la majorité des humains, donc inégalitaire et injuste. Impossible de supposer que tous les habitants de la Terre pourront consommer autant de richesses et d’énergie. Depuis l’époque du Club de Rome, on sait qu’il est impossible que 6 milliards de femmes et d’hommes puissent posséder une voiture et atteindre des standards de consommation comme ceux des Européens du Nord ou des Etats-Uniens. Si chaque chinois avait ne serait-ce qu’une mobylette, le niveau de pollution deviendrait déjà insupportable et dangereux ! Ainsi, même en se développant et en multipliant leur productivité, les pays du Sud ou de l’Est n’accéderont pas aux richesses et à l’abondance qu’on agite devant eux comme la récompense de leurs efforts de conversion au capitalisme. L’idéal du productivisme, prôné par la droite et par la gauche, est voué à l’échec : il est irresponsable de continuer dans cette voie, alors qu’on sait déjà que cette fameuse richesse pour tous, justification ultime du projet, est inaccessible.

 Le productivisme détruit la planète.

 Enfin, consommer ne rend pas heureux. On peut être riche, partir en vacances etc., et ressentir un profond vide existentiel. La possession d’objets ou la multiplication des sensations ne remplace pas nombre d’autres expériences beaucoup plus qualitatives : relations harmonieuses, temps de vivre, contemplation, etc. Même si l’idéal productiviste pouvait être répandu à la plupart des hommes, cela resterait donc un projet décevant.

Aujourd’hui, nous voyons s’exprimer deux projets fondamentaux, l’un étant plutôt classé à droite, l’autre à gauche :

3). le projet "démocrate/libéral" (au sens philosophique du libéralisme) : la civilisation a pour rôle de garantir la liberté des individus. Il s’agit de laisser chaque personne accomplir ses propres choix (religieux, politiques, amoureux, alimentaire etc.), et aussi d’exporter la démocratie politique dans le monde. La liberté est considérée comme une valeur (une fin) en soi.

Critique : évidemment, la liberté politique est difficilement critiquable. La liberté d’expression, de critique envers les puissants, est une condition pour une société d’évoluer, de corriger ses erreurs. On sait que le manque de liberté a perdu le système stalinien, mais est aussi un des problèmes des traditions religieuses, quand elles veulent supprimer le libre-examen de leurs dogmes elles entrent en guerre contre l’intelligence, la philosophie et la science.

On pourra remarquer qu’en système libéral, la liberté reste insuffisante, et se trouve limitée de fait par les pouvoirs économiques, les conseils d’experts et les structures administratives. Un libertaire pourra dire que, dans le libéralisme, le principe de la liberté et de l’autonomie personnelle n’est pas pleinement réalisé. L’entreprise n’est pas autogérée par ses cadres et employés, qui n’élisent pas leurs dirigeants ; l’école n’est pas administrée par les élèves et les enseignants, pas plus que l’hôpital n’est pas dirigé par un collectif des malades et des personnels soignants, etc. En réalité le libéralisme économique favorise le pouvoir de conseils d’administration et d’actionnaires plutôt que l’autogestion, entrant semble-t-il en conflit avec sa valeur fondatrice : la liberté pour chaque individu d’agir et de participer au pouvoir collectif, dans le domaine politique et sur tous les terrains.

4). le projet "humaniste/égalitaire" : avec la colonisation et le développement des multinationales, les pays du Nord ont bâti leur richesse sur la spoliation des pays du Sud et l’exploitation des peuples du tiers-monde. Il s’agit de rétablir un minimum de justice. L’Occident a un devoir moral de réparation, mais celle-ci est aussi une nécessité si nous voulons éviter l’exode de millions d’individus affamés vers les pays privilégiés du Nord. Ce devoir est aujourd’hui un projet civilisationnel impliquant, selon la gauche, l’ouverture des frontières aux deshérités ; mais aussi, d’un point de vue moral, le travail humanitaire, les efforts pour tenter de soutenir le développement durable des pays du Sud sans les exploiter mais en leur rendant ce qu’on leur a confisqué.

Critique :

 un tel projet, sans exportation des droits de l’homme et de la femme, risque de favoriser "l’exploitation intérieure" des pays du Sud. Une classe dirigeante nationale exploite elle-même la population de nombre de pays pauvres ; l’indépendance sans démocratie ni liberté d’expression n’est pas un grand progrès. Mais si on exporte la démocratie, n’aboutit-on pas à une nouvelle forme de colonialisme, dans laquelle l’Occident imposerait ses valeurs et son mode d’organisation à tous les pays du monde ? Il y a donc un débat difficile entre l’universalisme de la démocratie et le besoin de respecter les différentes cultures et traditions. Avec, à gauche, le risque de tant « respecter l’Autre » qu’on devient tolérant pour des pratiques barbares. Les occidentaux, se sentant à raison coupables de la colonisation et de l’impérialisme, n’osent plus affirmer que certaines valeurs des Lumières sont universellement souhaitables et libératrices. Il y a un effet pervers à la repentance, qui conduit à une sorte de capitulation devant des comportements ou des traditions réactionnaires (oppression des femmes, excision, répression des athées ou des gays, procès envers ceux qui attaquent les religions etc.).

 > Il me semble que l’Europe actuelle mixte les deux derniers projets civilisationnels, la droite insistant plutôt sur l’idée d’exporter la démocratie politique, et la gauche mettant en avant la nécessité de justice, de réparation – à base d’impératifs moraux.

 Paradoxalement, ces deux projets ne contredisent peut-être pas l’idéal des religions. Car au fond, quel est un axe essentiel des grands messages religieux ? C’est de considérer que l’être humain doit accomplir sa vie librement, et sera « jugé » par son Créateur en fonction de ce qu’il aura fait. Mais sans la liberté, y compris celle de désobéir, de se tromper, de prendre un « mauvais chemin » (de changer de religion ou d’être athée, par ex.), quel sens aurait l’idée que l’homme est comptable de ses actes ?
De même, s’il y a de nombreuses spiritualités et la possibilité de choix entre elles, il faut reconnaître – d’un point de vue religieux – que cette diversité est conforme à la volonté du Créateur.

Le modèle social-démocrate est-il suffisant ?

Le modèle social-démocrate équilibré consiste en une société ouverte, dans laquelle on accorde le maximum de droits politiques et sociaux aux citoyens, et qui tente d’établir des échanges équitables avec les pays du Sud.

Mais cette société, même avec ses exigences de liberté et plus de justice, suffit-elle à constituer un projet civilisationnel ? Prenons l’idéal de réparation : il s’agit d’un projet en creux (il faut rétablir un équilibre rompu), il n’a pas de volet positif et se fonde sur une culpabilisation peut-être critiquable. En somme, vivre pour être libre et pour « réparer » les torts, cela n’est pas vraiment exaltant.

Il y manque la vision, l’inspiration. L’homme a besoin d’une image positive et d’un monde souhaitable ; se donner pour seuls objectifs d’avoir moins de limites et de partager un peu mieux les richesses, cela ne semble pas très mobilisateur.

De plus, être libre n’est pas un objectif en soi. La liberté est la condition nécessaire mais non-suffisante pour réaliser sa vie. On pourrait dire : « Etre libre, oui, et après ? » Etre libre pour faire quoi ? Cette liberté renvoie les sociétés européennes à un ciel vide, suscitent l’angoisse et laissent une pauvre alternative, entre l’hédonisme, la quête de jouissances immédiates, ou le repli sur une tradition plus ou moins hostile à la modernité, mais reliée à une dimension verticale et spirituelle. On a cherché des idéaux de substitution, comme l’action militante, qui a souvent conduit à des catastrophes – cf. le communisme ou le culte de « Che » et de Castro – ou à partir des années 70 l’idéal New Age, d’une connaissance de soi inspirée par les sagesses orientales. Mais cet idéal a souvent aboutit à une attitude égoïste, un manque d’engagement en faveur des malheureux, une culture narcissique de soi.

Ainsi, sans projet religieux et sans idéologie globale, quel serait un projet civilisationnel alternatif pour l’Europe du futur ?

Tentons de définir notre but fondamental, et non d’envisager seulement l’action au niveau ponctuel, dans l’urgence, ou au niveau économico-politique classique. C’est là que nous devons continuer à être porteurs d’utopie et de vision, et proposer à la société un message fort : voici, nous voulons rompre avec les projets totalitaires ou consuméristes du passé, et voilà, nous proposons un monde souhaitable et réalisable, une utopie à vivre.

Quelques lignes de forces pour jeter les bases d’une nouvelle civilisation

La pluralité des valeurs, des modes de vie : la nouvelle civilisation comporte des personnes venues de tous les continents, laisse s’exprimer le plus grand nombre de traditions et de cultures différentes, et ainsi elle permet aux individus de comparer et choisir les modes de vie, religions, formes d’organisation familiales, sexuelles, les philosophies... Elle implique la coexistence de nombreuses communautés sans qu’il y ait communautarisme. L’Etat laïc lutte contre la montée de groupes à vocation totalitaire et uniculturelle. Aucune idéologie, aucune religion, ne peut espérer supplanter toutes les autres. Cette pluralité est une donnée qu’il faut accepter, sans tomber dans le relativisme.

La recherche de la vérité et le débat entre systèmes de valeurs et modes de vie : le fait de vivre dans des sociétés ouvertes, où se côtoient une multitude de philosophies, de religions et de modes de vie peut être une chance. Au lieu de subir cette situation comme une perte de repère, le règne du relativisme, il faut la transformer en point de départ. Il faut créer des espaces de rencontres, non seulement pour favoriser l’échange des cultures, la connaissance de différents modes de vie. Mais aussi pour mettre en débat les systèmes qui prétendent détenir une vérité : il faut que religieux et athées discutent à nouveaux frais du sens de la vie, de l’existence de Dieu, de l’éthique etc. Il faut que les différents partis politiques exposent leurs projets, les comparent et les débattent. De même pour les écoles de psychothérapie, les philosophies etc. Cette quête de la vérité, effectuée consciemment et se dotant de structures adéquates, pourrait devenir un axe essentiel d’une civilisation vouée non seulement au savoir (instrumental) mais aussi à la connaissance (recherche sur les fins, et réflexion sur l’utilisation de sa puissance).

L’écologie et le respect de la justice au niveau planétaire : idéalement, les pays riches doivent œuvrer pour un cadre favorisant le développement de chaque personne, à égalité de chances - que cette personne soit née au Nord ou au Sud, homme ou femme, hétéro ou homo etc. Ce qui n’est accessible qu’à un petit nombre de privilégiés ne doit pas faire partie de ce modèle. De même pour ce qui est destructeur pour les ressources naturelles non-renouvelables, limitées sur notre planète.

Les défis majeurs de notre temps sont aussi des chances ; la crise de l’énergie permettra de développer des écovillages puis des écocités, à bilan énergétique neutre ou positif ; à inventer un urbanisme, une architecture, des moyens de transports. Partout, technologies, inventions et écologie doivent se conjuguer. Il ne s’agit pas d’un retour vers le village d’antan, mais de réunir la modernité et l’équilibre naturel.

La garantie et l’extension de la liberté : cette civilisation prône la liberté pour chacun, non seulement dans la sphère privée, mais aussi dans le domaine du débat public et des décisions collectives. Ici il faudrait donc élargir la démocratie, par le pouvoir des usagers, les référendums populaires, la proportionnelle, les législations régionales, les débats citoyens influant sur les décisions d’experts etc. Il est évident que des structures comme l’entreprise, l’hôpital, l’école, etc., doivent se démocratiser davantage et être cogérées par leurs utilisateurs et employés. De même, le modèle familial classique ne devrait pas être le seul : vive les communautés de parents élevant ensemble leurs enfants (modèle de type africain...), les couples pacsés, etc.

Une vision alternative du bonheur : la revendication de plus d’épanouissement personnel est légitime, mais à condition de favoriser les plaisirs qui n’impliquent pas d’appauvrir la planète ni les ressources. Ainsi, il faudrait décourager la fièvre consumériste et la publicité pour proposer des satisfactions alternatives. On peut s’interroger sur les façon "non consommatrices" (en énergie !) d’être heureux : la fête, l’échange, la recherche philosophique, les états de conscience modifiés. Méditer, jouer ensemble de la musique, contempler ne demandent pas d’argent ni de détruire les ressources communes ! C’est sans doute pourquoi ces activités ont été privilégiées par les civilisations anciennes, et que nous devons nous en inspirer.