Le "vivre-ensemble" sonne faux. Il n’est plus qu’un slogan. Le malaise et la défiance partout prennent le dessus. L’Autre est devenu encombrant. Qui se rappelle encore la découverte joyeuse des années 80, des cultures différentes, de la danse africaine, du cinéma coréen ou du soufisme ?
Personne ne désire le « choc des civilisations » et la guerre de tous contre tous. Pourtant chacun sent que nos sociétés vont vers la fragmentation, voire l’implosion, malgré les déclarations de tolérance qui fusent de toutes parts.
Populisme et revendications identitaires montent en puissance. Comment stopper le processus infernal ?
Pour se supporter, on va répétant : "Chacun sa vérité !" "Il faut respecter les croyances !"
Respect est devenu le mot à la mode. Mettre la poussière sous le tapis et éviter les sujets qui fâchent, voilà en quoi consiste notre "tolérance". Un lecteur du "Monde diplo" et de "Valeurs Actuelles", une fille voilée et un laïc convaincu pourront-ils être amis ou simplement argumenter calmement, sans se prendre mutuellement pour des paranoïaques ou des obscurantistes ? Rien n’est moins sûr. Chacun reste entre soi, dans sa communauté de pensée et de croyance. Ou ne discute pas.
Attendant la catastrophe qui plane, il vaque à ses affaires et ne veut surtout pas confronter les différences, du moins quand elles risqueraient de le « choquer ». Faire du foot ou aller à la fête ensemble, voilà le sommet de "la rencontre avec l’Autre".
Le pari défendu ici s’oppose à la morale du pseudo-respect contemporain : ce n’est pas la "tolérance" qui évitera l’embrasement généralisé et le haine. Il s’agit d’oser la conflictualité et la confrontation intellectuelle, d’oser la rencontre non pour constater les différences et s’en ébaubir, mais pour tenter une aventure existentielle renouvelée - sans concessions. C’est à ce prix que nous pourrons échapper à la mièvrerie des appels impuissants à la tolérance.
La bonne lutte plutôt que la fausse tolérance
Certains points de vue sont faux, d’autres vrais ; certaines croyances religieuses ou athées sont vraies, d’autres fausses ; certains modes de vie sont meilleurs que d’autres, et ainsi de suite. Respecter l’autre, c’est lui dire qu’il se trompe, en prenant le risque de tomber sur de bons arguments qui mettront en danger nos propres convictions - mais ce n’est pas rester indifférent à ce qu’il croit au plus profond de son être. Voilà la présupposition fondatrice de toute pensée et de toute rencontre. L’attitude inverse ne prépare que la clôture des uns et des autres dans leurs "communautés" respectives, puis l’affrontement généralisé. Comme on le pressent tous, sans arriver à sortir du cercle des fausses solutions.
Pour la plupart des sujets importants, on se heurte à la même interrogation.
Qui a raison ? Cette question est lancinante, partout des écoles de pensées, des associations, des groupes surgissent, qui proposent leurs réponses contradictoires. Comment s’y retrouver ? En tant qu’individu, il me faut enquêter, comparer, sortir de mon univers pour savoir ce qu’il en est.
Le seul moyen de savoir "qui a raison" est d’organiser des débats sur les sujets les plus importants. Avec tous ceux qui prétendent "avoir la bonne réponse". Le nationaliste et l’internationaliste, le libéral et l’altermondialiste, le complotiste et l’anticomplotiste doivent se rencontrer et aller jusqu’au bout de leur querelle - en examinant jusqu’aux tréfonds leurs arguments.
Pour prendre un sujet brûlant : les croyances. L’athée et le laïcs ont-ils de meilleurs arguments que le religieux et le traditionaliste ? Ne négligent-ils pas la dimension sacrée et mystérieuse de l’existence ? Comme l’a montré Jean Birnbaum dans "Un silence religieux", les intellectuels européens se sont trompés sur le fait religieux. Comment se positionner face à l’Appel de la transcendance ? Faut-il simplement évacuer cette dimension comme illusoire, ou s’interroger à nouveaux frais sur l’Etre - avec les Musulmans, les Bouddhistes, les scientifiques ?
Pas de censure, pas de mise à l’écart d’un courant d’idée, pas d’attaques personnelles. Une recherche en commun au service de la vérité - même si elle peut nous déplaire.
Nous devons recréer un espace public dédié à la bonne lutte existentielle entre les différentes visions du monde, pour déterminer quelles sont les meilleures – les plus vraies. Mais ni le recours à des structures technocratiques ni les débats spectaculaires à la télévision ne constituent la méthode de cette confrontation. Les Forums internets, quant à eux, présentent un empilement d’arguments confus, jamais départagés. Tout ceci n’est que brouhaha, l’Internet n’est qu’un vecteur de confusions et de discours partisans juxtaposés - où chacun puise de quoi renforcer ses opinions favorites, ou sombre dans le scepticisme sans fond.
Ce que je proposerai ici consistera à la mise en oeuvre de nombreux débats méthodiques ; bien sûr, leur issue est incertaine : il n’est plus possible de tenir pour assuré que le résultat du débat coïncidera avec nos valeurs particulières, la laïcité, voire les droits de l’homme ; après tout, d’autres rapports au cosmos, à l’économie, au sacré, à la santé, à la communauté, s’avéreront peut-être meilleurs ! Le multiculturalisme montre bien des façons de vivre et de croire qui méritent d’être pleinement prises en compte. Dont acte.
En forme d’appel
Il est temps que celles et ceux qui se sentent habités d’une exigence philosophique s’expriment, qu’ils renouent avec le fil d’or de la civilisation méditerranéenne, celle de l’agora, des rencontres véritables, de la discussion des croyances sacrées. L’indignation vertueuse, la susceptibilité fanatique, la sanctuarisation des valeurs, sont des assassins de la pensée - qui ne peut qu’être dans le vertige dangereux. Socrate respectait-il les dieux ? Socrate refusait-il de discuter avec les sophistes, ces gens de mauvaise foi ? Socrate rejetait-il le débat avec les pseudo-sciences ou les anti-morales ? Il est temps que la recherche de la vérité, qui a animé cette civilisation de Socrate jusqu’à Cordoue, de l’Encyclopédie jusqu’aux débats passionnés de l’après-guerre, reprenne ses droits.
Tout est discutable. Renoncer à ce principe de libre-examen - avec ses dangers -, c’est en payer le prix et renoncer à toute la démarche de la philosophie. C’est saper, sans le savoir, les fondements de la démocratie et de son espace public. Notre démocratie représentative connaît une crise sans précédent, qui n’est ni morale ni institutionnelle, mais remonte à la crise autour de la notion de vérité. Bien sûr, une telle affirmation mérite d’être étayée (c’est l’objet de mon prochain ouvrage, Après le Relativisme, éditions du Cerf).
Ce que j’appelle ici « tolérance active » est une rupture, tant avec la « tolérance molle » des mondes qui s’ignorent qu’avec l’intolérance dogmatique des vérités qui s’affrontent.
Une utopie anime ce site. Le moment me semble venu qu’existe un mouvement d’électrons libres, adeptes de l’insatisfaction créatrice, esprits critiques ou éclectiques, individus non-appartenants ! Et aussi que se rencontrent les adeptes des multiples vérités pour les comparer et mettre à plat leurs certitudes. Idéalement, il ne s’agirait pas de rester seulement sur le Net mais de rendre possible un lieu singulier, sans équivalent connu, résumé du monde et de ses fragments conflictuels…
Les différents articles de ce site se veulent concourir à mieux définir un état d’esprit mais aussi des outils et des lieux pour une rencontre existentielle et intellectuelle aux antipodes de la pseudo-tolérance et de la niaiserie du festivisme.
Vidéos sur la crise de civilisation :
https://www.youtube.com/watch?v=mR5iPaz4oVk
... et sur les moyens d’y remédier :