Qu’est-ce que la "tolérance active" ?

Notre société vit dans la peur des conflits, au point de se prétendre "tolérante". On accepte en principe toutes les opinions, on se cotoie sans se voir, et on croit que cette attitude - "chacun sa vérité, chacun son opinion" - garantit la paix sociale...

Au contraire, n’est-ce pas en allant si possible au bout des différends et en confrontant les visions du monde que l’on pourra résoudre certains conflits qui hantent le corps social et le rongent à petit feu ?

L’échec de la tolérance

En Europe on veut atteindre la tolérance universelle mais je crains que l’on n’emprunte pas le bon chemin. Le couple de lois politiquement correctes d’un côté – procès à des écrivains supposés racistes, contre des affiches de films blasphématoires etc. – et des fêtes conviviales de l’autre – aspect séducteur – n’aboutissent pas à ce « vivre-ensemble » tant recherché ; au contraire, l’intolérance semble chaque jour monter en puissance : agressions racistes de Paris à Amsterdam, taggage de Mosquées, actes antisémites et homophobes, la liste est tristement longue.

Il ne suffit pas de jouer les gentils organisateurs, en nous concoctant des Fêtes de la musique, des coupes de foot, de grands rassemblements citoyens, comme s’il suffisait de créer du fun et de l’ambiance pour gommer l’abîme.

Pour qu’un partisan de l’intégrisme et un homosexuel s’acceptent, il ne suffira pas de multiplier les gays prides ; au contraire, celles-ci risqueront même de radicaliser certains préjugés.

En France après 1998, avec l’équipe « Blacks-Blancs-Beurs », le foot notamment devait fournir une réponse à l’hostilité grandissante de la société multiculturelle. Mais las ! les matchs de foot, loin de toujours représenter un creuset « citoyen », finissent quelquefois en retour des nationalismes et en échauffourées.

On tente d’apaiser les tensions avec le « respect ». « Respectez vous les uns les autres », nous répète-t-on dans toutes les capitales d’Europe. Ce n’est qu’un mot qui bien souvent empêche chacun de progresser et dissimule un pauvre relativisme… Car enfin, ai-je à « respecter » la vision du monde que je ne partage pas, et que je considère comme fausse, voire rétrograde ? Il faut bien dissocier « respect de l’autre », de sa dignité d’être humain, et « respect des opinions », qui au fond s’opposent l’un à l’autre. Si je respecte vraiment l’être humain, mon semblable, et que je considère qu’il a tort, que sa religion est une illusion, ou que son athéisme est destructeur, il est plutôt de mon devoir de le lui dire. N’est-ce pas le diamant même de la démarche du philosophe que d’instituer cet espace du dialogue conflictuel, respectueux justement parce qu’il assume l’intrusion intellectuelle, qu’il ne laisse pas dans son grand sommeil « l’Autre », mais tente d’aller à sa rencontre en un point douloureux ?

C’est par ce seul dire qu’un véritable échange se créera, et non parce que nous aurons hurlé ensemble pendant un Mundial, ou que nous aurons dansé côte à côte comme d’étranges automates portés par l’onde sonore…

L’intolérance ne se combattra pas à un niveau superficiel de l’être. Le xénophobe n’est pas raciste parce qu’il n’a pas pris de chorba un soir avec ses voisins, ou qu’il n’a pas été en discothèque avec des copains et des copines métissés. L’intégriste islamiste n’est pas ennemi de l’occident parce qu’il n’a pas un téléphone portable, ou qu’on l’a privé du câble. Au contraire, on peut connaître superficiellement des êtres, les côtoyer, et les rejeter. L’intolérant adopte un rejet existentiel, qu’on ne peut guérir par des pommades « citoyennes ».

Qu’est-ce que la tolérance active ?

Il s’agit de bien comprendre qu’on se dirige vers l’échec, ceci étant confirmé par nombre de sondages qui montrent la montée des défiances dans les pays d’Europe – notamment envers les communautés minoritaires.

Pour lutter contre cette montée des périls, les bons sentiments et les lois politiquement correctes ne suffisent pas.

La seule force qui s’oppose à l’intolérance, c’est la tolérance active, radicale, qu’il faut (ré)inventer. Une tolérance qui ne fait pas la fête, qui n’évite pas les conflits, qui ne « respecte » pas les opinions, qui ne protège pas les conforts idéologiques.

Alors cette tolérance active, qu’exigera-t-elle de nous ?

 Ne pas respecter les opinions, mais les discuter – avec un droit illimité à la critique. Il n’y a pas à épargner les religions au nom d’on ne sait quel « respect ». En revanche, on considère que l’autre est respectable notamment en tant que sujet doué de raison, capable de comprendre mes arguments, mais aussi de m’apprendre quelque chose – et peut-être de me faire changer d’avis sur certains points. Y compris le « fascislamiste », le « sioniste », « l’intégriste catho », le fondamentaliste protestant, en bref tous ceux que l’on n’aime pas et dont on récuse la vision du monde.

 Percevoir que ce n’est pas le déni des problèmes ni la communion émotionnelle qui apaisera les tensions. Des conflits idéologiques enfouis resurgiront tôt ou tard ; les groupes inspirés par des visions du monde antagoniques tendent souvent à se diriger vers la guerre civile ou le morcellement communautariste. Néanmoins, ce genre de constat n’est pas nouveau, les néoconservateurs américains ne l’ont pas inventé pour justifier leur politique de puissance ; déjà Socrate et les premiers philosophes reconnaissaient le danger, qui ne doit pas donner raison à la thèse huntingtonienne de « choc des civilisations », mais à la démarche philosophique, seule alternative à la violence : mettre à plat les divergences, les discuter, organiser des espaces de débats pour les questions qui fâchent, que ce soit les différentes conceptions de la laïcité, les injustices des rapports Nord-Sud, le nucléaire et l’épuisement des ressources pétrolière, l’avortement ou toute question qui implique un choix de société important…

 Refuser de mettre hors-jeu les intolérants et ces nouveaux sophistes que sont les leaders populistes. On a vu des gardiens de la tolérance défiler contre l’intolérance, et parfois désirer le tabassage en règle des fachos, ou encore la destruction des islamistes, ou l’éradication des sionistes. Bien sûr ils menaient ces nobles luttes au nom de la Tolérance. Mais
Une tolérance qui ne supporte pas l’intolérance, qui essentialise les intolérants et en fait une figure démoniaque, qui refuse de comprendre leurs arguments, ne plonge-t-elle pas dans l’irrationnel ? Avec qui discuter, sinon justement avec les intolérants ? A vouloir un monde peuplé uniquement de tolérance, on exacerbe les incompréhensions. Il s’agit non seulement de débattre avec l’intolérance sous ses divers masques, mais de débattre loyalement, et non à partir de clichés. Ce que l’on reproche au raciste et au fasciste, ce qui les caractérise – déshumaniser l’Autre -, n’en faisons pas notre méthode favorite. Cela signifie que si on veut combattre Le Pen, il faut connaître son programme, et non de simples slogans à son sujet ; que si on s’élève contre les islamistes, il est essentiel d’explorer leur véritable conception du monde, au-delà du bruit médiatique, et d’étudier leurs penseurs les plus éminents. Il est trop facile de reprocher aux Israéliens et aux Palestiniens de ne pas faire la paix, si nous-mêmes refusons déjà de dialoguer avec nos ennemis ou ceux que nous considérons comme gens de mauvaise foi, alors que nous ne subissons pas – pas encore ? – l’intense pression d’un climat de guerre. Nous sommes loin de pouvoir donner des leçons de « dialogue » aux autres quand on refuse de débattre avec des extrémistes comme Le Pen, Dieudonné, ou des auteurs controversés comme Redeker ou Tariq Ramadan (liste non exhaustive, et qui ne vise aucunement à mettre sur le même plan ces différents personnages médiatiques).

Mais, répondra-t-on, par définition « le fasciste » et « l’intégriste » refusent la discussion critique. Est-ce bien certain ? N’est-on pas victimes là encore de nos chers clichés ?

Certes, des ennemis n’ont aucune raison à vouloir se conformer à de bons sentiments ; beaucoup de groupes, hier au nom d’idéologies politiques, aujourd’hui au nom de fondamentalismes religieux, récusent notamment la non-violence et la démocratie bourgeoise. Le dialogue n’est pas forcément une valeur partagée. Mais qui donc voudrait rester dans l’erreur ? Qui donc accepterait de se soustraire à la recherche du Vrai ? Au fond, il s’agit de réhabiliter une valeur humaine suréminente. La recherche de Vérité s’impose aujourd’hui comme hier, son exigence redevient une priorité, et on peut en appeler à quiconque, fut-il extrémiste religieux ou politique, pour répondre à cet appel. La tolérance active prend appui sur cette aspiration inscrite au centre de l’humain, pour lui donner une forme concrète et qui ferait sens dans le monde contemporain.

Mais avant de réussir à combattre les extrémistes, il semble que les démocrates ouverts, les républicains et les vigilants antiracistes aient aussi à brider l’extrémiste qui réside en eux-mêmes, et qui veut gommer les Intolérants de la surface de la Terre plutôt que de discuter avec eux.