L’existence des conflits de tous ordres est une évidence. Faut-il pour autant s’y résigner, et croire que le conflit est inséparable de la « nature humaine » ou de l’état social ?
Pourtant de nombreux conflits, jugés en leur temps comme insurmontables, se sont réglés. Le conflit entre Protestants et Catholiques suggère qu’un différend idéologique grave peut se résoudre ; tout comme le conflit entre Français et Allemands… Le monde est empli d’anciens ennemis qui ont conclu une paix durable.
Un des présupposés de la « tolérance active » est que la discussion bien menée permet un progrès véritable, notamment dans la résolution des différends. Mais ce présupposé est loin d’être partagé, il paraît même naïf à la plupart des gens.
Peut-on résoudre les conflits qui déchirent l’humanité ? ou bien, existe-t-il des conflits irréductibles, qui ne laissent guère d’autre choix que le rapport de force ?
Cette question n’est pas un objet de « croyance », mais peut avancer par l’étude précise des types de conflits et de leurs modes possibles de résolution.
La plupart des théories politiques posent qu’il existe des conflits plus ou moins insolubles, tenant en quelque sorte à la nature des choses. On pourrait citer les conflits de classes, les conflits nationaux ou territoriaux, les conflits religieux…
Il s’agit bien sûr de différents types de conflits, et chaque groupe idéologique tend à hiérarchiser ceux-ci. Ainsi un néoconservateur, adepte de la théorie du « choc des civilisations » de Huntington, dira que les conflits religieux sont très importants ; un nationaliste accordera le primat aux conflits nationaux ; un marxiste considérera que ce sont les conflits de classe qui surdéterminent le reste. Le plus souvent, chaque groupe idéologique affirmera que ces conflits ne pourront pas se résoudre par le dialogue, car ils relèvent de divergences inconciliables par la raison partagée.
Enfin, on pensera que des dominants cherchent à imposer leur loi à des dominés, et ne peuvent accepter de perdre leurs avantages (financiers - voire psychologiques - à imposer sans entrave leur pouvoir).
Le champ politique se réduit alors à des rapports de force, et chaque collectivité va se considérer comme un ensemble qui lutte contre les autres, plus ou moins violemment, pour faire prévaloir ses intérêts, sa classe, sa nation, voire sa religion…
L’idée que les conflits sont irréductibles reste un présupposé. Il s’appuie sur plusieurs arguments-types :
– 1). la notion d’intérêts divergents ;
– 2). la notion d’antagonisme des valeurs ;
– 3). L’importance accordée aux « identités » culturelles ou nationales ;
– 4). l’idée que l’homme a soif de pouvoir et de domination…
Or, tous ces facteurs de conflits, s’ils existent, représentent des fractures que l’on peut recoller.
Typologie des conflits
1). Les conflits d’intérêts
- L’idée de la lutte des intérêts présuppose qu’il y a un groupe qui a intérêt à s’accaparer les richesses et les biens, et à opprimer d’autres gens (une classe dominée ou des nations asservies). Cette vision des choses paraît « évidente ». Les privilégiés s’accrochent à leurs privilèges, au besoin par la force, et ce n’est pas une discussion qui les fera renoncer ! Voilà ce que disent les partisans du conflit de classe, ou du conflit nationaliste (dans ce cas on remplace « riches » par « nations oppressives » ou « nations ennemies », qui ne renonceront pas par le dialogue à des territoires ou des ressources).
– L’idée de la lutte des nations véhicule un schéma similaire. Au lieu de décréter que l’intérêt lie d’abord des classes, il présuppose que ce sont les habitants d’un même pays qui sont solidaires.
Les conflits d’intérêts opposent des groupes considérés comme homogènes. On dira que les « dominants » et les « dominés » ont des intérêts qui s’opposent. Soit. Mais est-il bien clair que chaque individu puisse se ranger dans un groupe défini ? On sait depuis des lustres que les classes moyennes des pays riches du Nord ont une place ambiguë. Sont-elles solidaires avec les pauvres des pays du Sud ou avec les pays du Nord ?
La solidarité censée lier les classes entre elles, au-delà des frontières, pose de nombreuses question et fait problème aux théories internationalistes. Mais on ne peut pas non plus tomber dans le nationalisme, et considérer qu’avant toute chose, l’individu est solidaire avec ses concitoyens. En effet, je peux me sentir plus proche de parents vivant dans d’autres pays, voire de coreligionnaires partageant ma foi, que de nationaux du pays dans lequel je vis…
On voit par ces exemples qu’il est difficile d’identifier avec quel ensemble un individu donné doit s’identifier.
S’agit-il de nationaux ? des membres de la même classe, à travers les frontières ?
Dans un monde où chaque personne est multi-appartenante, tant le nationalisme que l’idée de classe s’avèrent réductionnistes. Les conflits supposés irrécusables que ces doctrines définissent reposent sur des notions en plein délitement. Certes, il existe des conflits d’intérêts ou de nations, et ceux-ci déterminent des « camps » définis – au sein d’une entreprise etc. Mais ces conflits sont mouvants, les individus qui se trouvent dans une position de classe ou solidaire d’une nation à un moment donné, vont se trouver à une autre place et solidaires d’autres ensembles à un moment différent. On ne peut pas voir les individus comme appartenant à des classes ni même à des ensembles nationaux ou religieux de façon statique. (Voir à ce sujet le livre essentiel d’Amin Maalouf Les identités meurtrières).
Pour finir, on pourrait objecter contre cette vision de la lutte des intérêts, avec toute une tradition, qu’il existe des intérêts communs, voire un Bien commun, permettant de réconcilier les différentes collectivités – classes ou nations.
Ainsi face à la montée des périls écologiques, on voit que tant la Chine que les Etats-Unis en viennent aux thèses écologiques et commencent à prendre des mesures pour éviter les dérèglements climatiques. Tous les terriens ont des intérêts convergents, par exemple à préserver l’eau, la biodiversité, les terres fertiles etc.
Réponse-clé : l’existence du Bien commun, et impératif moral de justice présent chez la plupart des gens.
Nous affirmons que le conflit d’intérêt est soluble par une notion de partage. Sauf dans un cas, celui où la rareté des ressources est telle que la survie de l’un ne se fera qu’au détriment de la survie de l’autre. En ce cas, le partage devient impossible. Mais dans la mesure où l’humanité a les moyens de nourrir 10 milliards de personnes, de fournir un minimum vital à chaque individu notamment grâce aux avancées technologiques, le conflit se pose en termes raisonnables. A un conflit insoluble d’intérêts antagonistes, on substitue un conflit soluble dans la discussion, où il s’agit d’organiser la production et la répartition des richesses, en tenant compte des contraintes écologiques et de la justice. Nous rejoignons ici une forte tradition réformiste :
« (…) Jaurès se différencie profondément de la pensée marxiste. En effet, pour Jaurès, l’Etat a pour fonction d’aider les deux classes. Ainsi, pour ce qui concerne la classe bourgeoise, capitaliste et exploiteuse, l’Etat, qui n’est pas l’expression de cette seule classe, doit rendre plus efficace le travail économique. (…) D’autre part, en ce qui concerne la classe prolétarienne, l’Etat démocratique doit lui ouvrir un cadre d’expression, des possibilités d’action en proportion avec sa la force et l’étendue de son mouvement. (…) sous la pression du nombre croissant de prolétaires, l’Etat démocratique va être obligé de prendre des mesures sociales, des décisions qui iront à l’encontre des intérêts capitalistes (…) Les deux classes vont comprendre que leur intérêt se confond avec l’intérêt collectif » (qui est, ici, d’augmenter la production).
Extrait de Jacques ELLUL, Les successeurs de Marx (Cours professé l’Institut d’Etudes politiques de Bordeaux), éd. La Table Ronde, pages 49-50.
2). Les conflits de valeurs et/ou de religions
– On pourra dire que les véritables conflits se situent entre « les civilisations ». C’est la fameuse idée de Samuel Huntington, identifiant chaque civilisation à un bloc cohérent, représentant en quelque sorte une unité irréductible, luttant pour survivre et s’affirmer. La solution préconisée par Huntington consiste à trouver une forme d’équilibre multi-polaire, chaque ensemble renonçant à imposer son modèle aux autres et acceptant certains échanges inter-civilisationnels.
Mais sa conception a été largement critiquée, en ce que les civilisations fermées n’existent pas ; les échanges, les flux de populations, les multi-appartenances déconstruisent ces blocs artificiels, qu’on ne peut plus opposer (sauf à imaginer la fiction des frontières fermées, des flux d’informations bloqués etc.).
– Au fond, la notion de "choc des civilisations" mixte deux types de conflit : le conflit supposé « identitaire » (entre des modes de vie, des cultures, des mœurs différentes) et le conflit de valeurs, au sens où par exemple des croyants et des athées pourraient s’opposer sur leurs valeurs fondamentales (le Livre saint et la volonté de Dieu pour les premiers, la République et les Droits de l’Homme pour les seconds).
Or, si l’on y réfléchit, les conflits « identitaires » se résolvent a priori par une coexistence pacifique, entre langues, mœurs, cuisines etc. A ce niveau on pourrait dire qu’il s’agit de différences de choix personnels, qui ne devraient pas gêner autrui. La pensée laïque permet la coexistence et la pratique des diverses religions, montrant une solution rationnelle de ce type de conflit, qui n’existent que lorsqu’un groupe veut imposer son mode de vie aux autres.
En revanche, depuis Max Weber, on pense que les « conflits de valeurs » sont irréductibles.[1]
Certes, il est impossible de dire qu’une « solution » s’impose en morale, en politique, en art, comme on prétendrait qu’une « solution » s’impose face à un problème scientifique. Il ne suffit pas de réunir des experts pour qu’ils trouvent la bonne réponse à nos problèmes dans l’ordre du social et du politique – ni d’ailleurs en métaphysique.
Dont acte.
"Face au scientisme, qui n’accorde le privilège de la rationalité qu’au savoir scientifique et technique, l’éthique de la discussion élargit le champ de l’argumentation en y intégrant le domaine pratique." [2]
C’est aussi le cas du faillibilisme poppérien :
"(…) à la faveur d’une discussion argumentée animée par l’idéal de justesse, le choix d’une norme plus juste qu’une autre pourrait néanmoins se laisser fonder à partir de l’examen des conséquences de l’adoption de telle ou telle valeur. Entre la décision fondée scientifiquement et la décision rationnelle, il y aurait place pour la décision raisonnable (…)" [3]
Réponse-clé : la recherche du Vrai et l’acceptation des différences, comme constitutives au genre humain - ou, si on est croyant, « voulues par Dieu ».
Nous pensons que les conflits de valeurs peuvent se résoudre sous des modes pacifiques : le débat et la recherche commune (chacun expose ses arguments, un peu comme aux temps médiévaux où des Sages des trois religions monothéistes se rencontraient et tentaient de trouver ensemble la voie religieuse la plus vraie) ; la découverte de pratiques ou de valeurs communes, au delà des divergences (c’est le sens du travail de Kwame Appiah dans son manifeste Pour un nouveau cosmopolitisme, ou, d’une autre façon, de l’ésotérisme, quand il affirme que les religions véhiculent un même message etc. Voir par exemple F. Schuon De l’unité transcendantale des religions).
Sur certains points, je ne partage pas l’optimisme d’Appiah. Selon lui, c’est l’habitude, la vie en commun, qui permettra d’accepter les valeurs différentes. Or, je crois au contraire d’Appiah qu’il faut une volonté politique soutenue pour aller au-devant de ces différences et créer du lien. Il ne se fera pas "tout seul". C’est cette urgence qui justifie de lancer un mouvement pour la tolérance active, permettant au cosmopolitisme de se réaliser.
3). La volonté de puissance
- Ici le motif essentiel du conflit ne serait plus la survie, ni même la croyance en une idéologie. La cause ultime du conflit résiderait dans le besoin d’être reconnu et de dominer, considérés comme des finalités. Il existerait des groupes ou des individus qu’on ne peut pas raisonner car ils veulent imposer leur domination, et que c’est cet exercice de la force pure qui constitue leur jouissance.
Cette vision des choses est poussée à l’extrême par quelques-uns, qui affirment que les individus seraient habités par cette soif inextinguible de s’affirmer, au mépris même de leur propre vie. Je songe à « l’instinct de mort » de Freud, ou à la volonté de puissance de certains nietzschéens.
« Le véritable sujet de l’Iliade, c’est l’emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie les siens, à une guerre meurtrière et sans objet (…) Les moralistes vulgaires se plaignent que l’homme soit mené par son intérêt égoïste ; plût au ciel qu’il en fut ainsi ! » (In Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Folio Gallimard).
On sort évidemment à ce stade du terrain de la raison, et même de l’instinct de survie. Dans cette vision des choses, il existerait au sein de l’homme lui-même une force irrationnelle le poussant à s’affirmer contre autrui, à chercher le pouvoir pour le pouvoir. Les facteurs idéologiques ne seraient que des prétextes à défouler cette pulsion de mort, en général refrénée par la société.
– Une version de cette idée, sous forme de l’emprise irrationnelle du pouvoir pour le pouvoir, se retrouve dans les « théories du complot ». Pour ses partisans, il existe bien des groupes malveillants et puissants, qui tentent d’asservir l’humanité. Selon les époques, les comploteurs ont été identifiés avec les juifs, les Jésuites, les « américano-sionistes », les Illuminati etc. Toutes ces théories ont en commun le présupposé qu’il existe des individus qui se vouent au Mal. Cette idée semble plus simpliste que la version précédente, qui au moins « démocratisait » à tous les humains la tendance prédatrice. Affirmer l’existence de sociétés du Mal, c’est supposer une sorte de partition à l’intérieur du genre humain, non plus seulement sociale mais quasi-mystique, entre des gens « normaux » et une petite minorité d’êtres maléfiques, à l’âme damnée (qu’ils résident dans les sous-sols du Vatican ou à la Maison-Blanche ne change rien au mécanisme de pensée en jeu ici). Taguieff a pointé les racines souvent ésotériques des théories du complot (voir P.A. Taguieff, La foire aux Illuminés, Mille et une Nuits).
Réponse-clé : intérêt bien compris et « sympathie »
– Il est problématique de poser comme une force primaire de l’humain un tel « instinct de mort » ou un désir délirant de pouvoir, ou tout autre nom dont on pourrait désigner une force purement irrationnelle. Comment l’évolution de type darwinien aurait-elle permis l’émergence de cette pulsion ? Sans entrer dans ce débat, on peut affirmer que si cette pulsion de mort ou de domination existe, elle est contrecarrée par l’intérêt bien compris, qui montre l’impasse à laquelle conduit la volonté délirante de puissance. On peut donc poser, en face du désir de domination, à la fois le besoin pour l’organisme d’assurer sa survie (et donc d’éviter un comportement in fine suicidaire) et, au point de vue moral, un désir de s’unir, de communier, de s’identifier à l’Autre. C’est la sympathie au sens fort, mise en avant par Rousseau.
– En ce qui concerne les théories du complot, j’adhère à l’idée de Socrate : « Nul n’est méchant volontairement ». Les puissants, même si le résultat objectif de leur comportement est l’oppression, sont dans les dispositions morales de tout un chacun, partagés entre égoïsme, envie de jouissance et altruisme. Je me refuse à les « démoniser ». Néanmoins, cette attitude n’empêche pas de rester ouvert et de prôner un débat contradictoire, où seraient discutées rationnellement les théories du complot.
CONCLUSION
On assiste à une lutte, à l’intérieur des individus et à l’intérieur des groupes eux-mêmes, entre les forces irrationnelles et les forces de la raison. Cette remarque apparemment banale va à l’encontre de la plupart des conceptions en vogue, qui, on l’a vu, présupposent une sorte d’impossibilité à trouver un terrain d’entente entre adversaires.
Contrairement à ce que les tenants du conflit irrémédiable soutiennent, nous pensons qu’il existe partout des forces qui poussent les gens au dialogue et à l’établissement de rapports harmonieux. Néanmoins, contre la naïveté utopique d’un dialogue sans obstacles, nous devons bien reconnaître aussi l’existence de forces importantes, qui tentent de scinder le genre humain et parfois tuent le dialogue. Essentiellement dans deux cas :
– L’exercice unilatéral de la force
– La rareté des ressources
Ces configurations rendent inopérantes la tolérance active. Face à des esclavagistes racistes, ou à des exterminateurs irrationnels, la discussion n’est pas une solution ! Evidemment je distingue ici entre les actes et les idées. Pour la tolérance active, on doit tout faire pour intégrer au débat rationnel quiconque, y compris quelqu’un qui serait partisan d’une théorie fasciste ou racialiste. C’est seulement lors du passage à l’acte que la discussion n’est plus de mise. Comme le disait Vidal-Naquet, « on combat un Eichmann de papier avec du papier, on combat un Eichmann en arme avec des armes. »
On a esquissé dans cet article une voie non-violente, et on peut soutenir que les conflits de classes, de nations, de civilisations, peuvent se réduire, hors cas-limites, par une discussion rationnelle. Des forces agissent dans le sens de la rationalité, auquel concourt à la fois l’esprit égoïste de l’intérêt bien compris et l’exigence morale de bonté.
[1] Pages 107-108, in Max Weber, conférence « Le métier et la vocation de savant » (1919), in Le savant et le politique, trad. J. Freund, 10/18. 1996.
[2] Page 190, Adela Cortina, article sur « L’éthique de la discussion » in Les philosophies politiques contemporaines (sous la dir. d’ Alain Renaut), Calmann-Lévy 1999.
[3] Page 161-162, Sylvie Mesure, article sur « Rationalisme et faillibilisme », in Les philosophies politiques contemporaines, op.cit.