Voici les fondements d’une philosophie ouverte, répondant aux défis du siècle avenir, et inspirée par la méthodologie d’Edgar Morin et l’expérience du Réseau des possibles, espace inédit qui réunit quelques dizaines de personnes à Paris, durant la période des années 80.
A ma connaissance, ce réseau n’a pas eu d’équivalents jusqu’à ce jour.
Le réseau des possibles est né aux confluents de deux exigences : penser (et agir) en connaissance de cause ; goûter une gamme variée d’expériences, de points de vue, d’émotions... Il s’agissait d’une ouverture du champ expérientiel et intellectuel, permettant à chaque individu de créer son cocktail de vie, sa propre religion, après avoir bouleversé ses repères et ses certitudes.
Voyons par quel cheminement.
Eloge du cosmopolitisme
Nous vivons à l’ère de l’anthologie : modes de vie, idées, arts, pratiques conçus à travers toutes les civilisations et en tous les temps se réunissent en ce point Babélien de l’Histoire. Vérités partielles, regards multiples... Pourquoi ne pas répondre à l’invitation ?
Dans les médiathèques se trouvent les musiques, les histoires et les Livres Sacrés de tous les temps et de tous les espaces. Et tour à tour nous voyons des formes au symbolisme opposé : une Abbaye, une Mosquée, le Yin-Yang... qui commencent à s’entrechoquer dans nos têtes ! Diversité que nos rues bigarrées reflète à l’envie, où se côtoient punks, intégristes catholiques, SDF, gays, musulmans... Visages qui diffèrent, possibilités offertes de rencontrer des femmes de tous les horizons, des pensées de mille couleurs, des saveurs et des sons étranges !
Le monde s’installe à nos portes. Tourner le coin de la rue, nous voilà en Chine, au Maghreb, en Inde...
Les médias montrent deux réactions stéréotypées et fatalistes à la "mondialisation" : le repli identitaire, sur une communauté culturelle, avec sa musique, ses moeurs, ses croyances. Ou la déculturation, le nivellement par le bas, dans lequel l’individu se laisse porter et se moule dans le mode de vie standard, suit les mots d’ordre économique, va voir les films qui sortent, écoute les mêmes disques que tout le monde, adopte le look du jour...
Mais nous souhaitons des individualistes révolutionnaires, pour reprendre la belle formule d’Alain Jouffroy. C’est-à-dire des personnes qui veulent exprimer leurs désirs, leurs pulsions, leur liberté de penser et de dire, sans pour autant s’enfermer sur soi-même ni renoncer aux grands projets et à l’action collective.
Une philosophie des réseaux
Ainsi, le réseau des Possibles allait contre deux tendances des contemporains. D’abord, l’esprit de clan, qui se retrouve aussi bien dans le culte de la famille ou de la région que dans les sectes et l’entreprise. C’est le désir de s’identifier à un groupe, de se fondre et perdre sa singularité, d’être "membre" d’un corps social, d’une communauté, de se sentir protégé et puissant. Ce désir se trouve à la racine de toutes les appartenances et identités. Le grand "nous" des idéologies et des religions. Mais il ne faut pas non plus trop valoriser le pôle opposé à cette aspiration érotique de fusion collective ! Car alors on tombe dans l’individualisme typique de la société actuelle, le libéralisme du chacun pour soi, la fragmentation en individus distincts, fermées, atomes sociaux qui n’ont plus de grands projets, vivent au jour le jour sans chercher à améliorer le monde...
Comment échapper à ces deux attitudes, qui sont le lot de la plupart des gens aujourd’hui ? C’est ici que l’émergence des réseaux est capitale. Les réseaux ne constituent pas seulement un moyen de communiquer ; le concept de réseau implique une philosophie ! C’est un espace horizontal : il court-circuite le système pyramidal qu’on nous impose du fond de l’Histoire, des théocraties jusqu’aux grandes multinationales modernes. Dans un réseau, pas de centre qui émet vers des points périphériques. Chaque individu est à la fois indépendant et relié aux autres, émetteur et récepteur, tour à tour à l’initiative d’actions, organisateur, ou simple participant.
Le réseau s’oppose à la rétention d’informations : chacun peut y proposer ses propres initiatives, faire circuler ses idées et ses critiques. Au lieu de "monter" vers un bureau directeur ou les chefs du parti, pour être ensuite redistribués, les participants communiquent directement les uns avec les autres. Et si on pousse cette logique à l’extrême, il ne devrait plus y avoir aucun filtre, donc aucune censure face à la libre circulation des informations et des initiatives.
En ce sens, le réseau va plus loin que les démocraties représentatives. Dans nos systèmes politiques ou associatifs, une majorité impose ses décisions à une minorité. Dans un réseau, même si un seul participant souhaite proposer une idée, une activité, que la grande majorité des autres réseauteurs désapprouvent, personne ne l’empêchera d’émettre sa proposition. Elle sera diffusée au sein des divers systèmes d’information.
Le risque de la liberté
A ce stade nous allons aborder l’aspect scandaleux et proprement "inacceptable" du réseau des Possibles. Les fondateurs - Paul Faure et moi-même - avaient décidés de supprimer toute limite expériencielle et tout tabou intellectuel au sein de ce réseau. Nous parlons ici d’une tentative, et non d’une réalité complètement réalisée, car dans une association constituée il n’est pas question (ni souhaitable !) d’aller au-delà de certaines limites, par exemple d’exprimer des "opinions" racistes ou de prendre des drogues. Mais dans le principe nous souhaitions être le plus près possible de ce qui remet en cause les habitudes mentales et émotionnelles.
Chaque participant était libre de proposer n’importe quelle activité à la seule condition qu’elle soit un peu inédite. Sa proposition était diffusée sur le bulletin ou annoncée sur un répondeur téléphonique. Il y avait les activités ouvertes, dans lesquelles tout membre pouvait venir directement, et les activités "fermées", nécessitant de s’inscrire auprès de l’organisateur. Cela pouvait aller d’une visite des catacombes à une séance sadomaso, ou à une soirée d’initiation à des jeux de société peu connus. La même non-exclusivité existait en ce qui concerne les idéologies : un participant pouvait proposer d’aller à la fête de Lutte Ouvrière ou à celle du Front National ! Attention, ce genre de visite n’avait pas un but militant : le participant en question n’était a priori pas membre de l’extrême gauche ou l’extrême droite, mais seulement animé par cette curiosité active et le désir de s’informer propre aux "réseauteurs".
On pouvait aussi organiser des débats au sein du réseau, oscillant entre les hautes discussions philosophiques, la psychothérapie de groupe, ou le simple délire personnel. Quelques exemples... Comme nous n’avions pas de locaux, nous nous réunissions chez l’un ou l’autre. Un soir c’était dans une chambre de bonne d’un immeuble du Xème arrondissement, sur des matelas par terre, à discuter du suicide ; un autre soir, un appartement design aux grandes fenêtres vitrées donnant sur le jardin des Halles, pour rencontrer un "master" de la technique de développement mental Avatar ; une autre fois, dans un restaurant irakien pour un échange avec plusieurs routards... Paul a proposé des soirées axées sur un "délire", la chatouille, ou encore une remise en cause des fondements du réseau ! Le réseau des Possibles était l’une des seules associations qui accepte d’organiser ce genre de réunion "autodestructrice" : Paul y exposa les différents arguments qui justifieraient l’intolérance, la censure, le pouvoir des chefs. Car ne nous y trompons pas : la question soulevée par le réseau reste actuelle. Dans une société ouverte, jusqu’où peut et doit aller la liberté d’expression, d’initiative, de création ? Sommes-nous prêts à écouter tous les points de vue, et, surtout, pourquoi le ferions-nous ?
Pourquoi se remettre en cause ?
La tolérance ne va pas de soi ; il faut se donner des raisons fortes pour faire l’effort d’écouter, et, mieux, de rencontrer des points de vue opposés aux siens, des opinions qui nous dérangent. Jusqu’à présent, la "tolérance" s’appuie sur de vagues considérations morales, et c’est une tolérance vague. Nous tentions d’aller beaucoup plus loin, de vivre une tolérance douloureuse, extrême, de chercher activement ce qui nous remet en question. Du moins cette possibilité était ouverte. Elle se fondait sur la conviction que chaque milieu détient une parcelle de "vérité".
Si nous allions voir un mouvement extrême, ou une secte, ce n’était pas parce que nous partagions leurs idées ! En général, c’était le contraire. Mais la nécessité de s’informer exige aussi d’écouter les points de vue qui heurtent nos valeurs. Allant encore plus loin, certains réseauteurs tentaient d’entrer dans des univers mentaux inconnus ou adverses, pour se mettre à leur place avant de les juger, et surtout, pour "récupérer des informations" non seulement intellectuelles mais expérientielles.
Dans notre monde, les données pertinentes se trouvent disséminées entre foultitude de milieux. Pour savoir ce qui se passe, il faut donc posséder des antennes dans chaque atome social. Par exemple, pour être au courant de faits cruciaux sur le Proche-Orient, il sera important de rencontrer tant des militants du Likoud israélien que des sympathisants de la cause palestinienne, des musulmans modérés et intégristes, des historiens et des économistes...
Dans cette quête aux données, il n’y a pas de sources à écarter a priori : des ressortissants d’un pays étrangers, des voyageurs curieux, peuvent se révéler aussi importants que des universitaires reconnus. De même pour la plupart des problèmes. Au Réseau des Possibles, il nous arrivait d’aller interroger des spécialistes mais aussi des citoyens en apparence anodins ou farfelus, etc.
Mais dans quel but ? A quoi servait toute cette activité, ces soirées, ces réunions ?
Vers une métalogique
L’originalité du réseau est de se vouloir au service des individus, un outil entre leurs mains, et non un groupe qui les subordonne à son idéologie. C’est pourquoi il est dit que "le réseau est neutre", il ne prône pas un idéal précis, une religion, une option politique, mais se contente de proposer une méthode.
Chaque participant utilisait pour ses propres fins les ressources offertes. Néanmoins on pourra voir se dessiner quelques orientations principales : d’abord, multiplier ses expériences humaines. Beaucoup de réseauteurs désiraient rencontrer de nouvelles personnes, passer des soirées conviviales, échanger. Inutile de noter un petit avantage subsidiaire : le réseau était bénévole ; il arrivait qu’on y fasse gratuitement des activités payantes ailleurs.
Dans ce réseau, à la différence d’un club de rencontres ou d’une association philosophique, les idées les plus diverses (et minoritaires) pouvaient être exprimées, le jugement des autres se devait de rester suspendu. Un climat privilégié d’écoute s’est donc installé peu à peu, les uns parlant sans crainte de leurs envies sexuelles, les autres de leurs opinions marginales ou de leurs angoisses fondamentales...
Un deuxième objectif, plus intellectuel, a existé : quelques participants étaient écrivains, ou chercheurs, et ils ont puisés dans le réseau des données utiles à leur réflexion. Ils se retrouvaient avec des personnes aussi curieuses qu’eux, pouvaient accéder à des informations de première main sur la vie interne de tel mouvement politique, de telle secte, de tel milieu scientifique ou autre. Idéalement, on aurait du trouver dans le réseau une personne "représentant" chaque secteur social, chaque profession, chaque idéologie, âge, culture, etc. Le réseau aurait alors été "le monde en résumé", permettant de contacter directement les univers différents. A la différence du Web, ce réseau privilégiait les rencontres en chair et en os, donc cette dose de chaleur animale et de vie qui risque de manquer aux outils virtuels.
Enfin, un troisième aspect d’utilité sociale aurait pu se développer. Les réseauteurs étaient des électrons libres, se déplaçants entre multitude de groupes, partis, etc. Par définition, ils se trouvaient sur les ponts et les carrefours. Ils avaient vocation à décloisonner les différents mouvements sociaux. Car la plupart des actions positives n’arrivent pas à transformer la société globale par manque de connexions.
Les ingrédients d’une révolution pacifique sont déjà là. Mouvements innovants, créateurs, associations : le Guide des Alternatives en France et en Belgique recense douze mille références, dont plusieurs milliers de groupes ! Nous ne manquons pas d’idées crédibles pour sortir de nos problèmes intérieurs et sociétaux et inventer le monde à naître. Mais constatons-le : la sauce ne prend pas ! Les multiples actions n’arrivent pas à devenir visibles dans le grand public, il n’y a pas émergence d’une véritable lame de fond. Le changement monte en puissance, et pourtant reste encore à l’état potentiel. Nous trouvons à la base un problème d’état d’esprit : nous ne sommes pas encore aptes à décloisonner, à créer de l’unité dans la diversité. La même fermeture intérieure qui est à la base du stalinisme et autres -isme se retrouve sans cesse et partout, et bloque le changement. Le réseau des Possibles était un laboratoire, où nous cherchions à élaborer un autre état d’esprit, et à découvrir les bases d’une métalogique, intégrative et non parcellisante.