Dans Pour entre dans le XXIème siècle, Edgar Morin propose une boîte à outil pour déconstruire les illusions idéologiques. Il montre aussi la voie pour construire une information complexe.
Au lieu de se noyer dans la surinformation, nous pouvons apprendre à sélectionner et à organiser les données contradictoires. Réussir à conjuguer une vision du monde structurée et l’ouverture à ce qui peut la remettre en cause.
L’aveuglément idéologique
Edgar Morin tire les conséquences du grand aveuglément idéologique du XXème siècle. Après que quasiment toute l’intelligentsia ait été abusée jusqu’à la compromission par le stalinisme, il est impossible d’en rester là, et de repartir comme si rien n’avait eu lieu. Il ne s’agit certes pas de sombrer dans la repentance et la simple condamnation morale dess avegléments passés. Ce qu’il faut, c’est une mise à jour radicale des façons de penser, pour traquer l’erreur au cœur du logiciel.
Le défi auquel nous sommes conviés est facile à résumer : savoir voir et savoir penser sa pensée. Le bug se résume à un certain nombre d’attitudes, qui permettent à ceux qui se trompent (enfin, à nous tous, qui nous trompons à un moment ou l’autre) de rejeter aisément les bribes de vérité qui ne manquent pas de toquer à la vitre.
Par exemple, nous pensons en clivages souvent trompeurs : « Les mots droite/gauche sont des mots cardinaux, permettant de situer toute idée, parole, décision. (…) »
On sait que le nationalisme a été de gauche (à la Révolution française notamment) puis le symbole de la droite, et aujourd’hui il se divise entre « souverainistes » dans les deux camps.
L’antisémitisme, considéré comme la marque de fabrique de la droite extrême, a existé à gauche durant le XIXème siècle, puis revient avec ses habits neufs et ses arguments vieux y compris à gauche (on trouve chez les Bruns les idées de complot américano-sioniste, de riches cosmopolites, tout comme chez certains Rouges).
Le colonialisme a été d’abord une visée de la gauche, voulant répandre ses « Lumières » scientifiques et son progrès médical et laïc au sein des civilisations « obscurantistes et primitives » ; puis ce même colonialisme a été le fer de lance de la droite ; et peut-être reviendra-t-il à la mode, sous une forme humanitaire, avec de nouvelles justifications à gauche (d’où la complexité des débats et les prises de positions controversées sur « l’ingérence humanitaire », voire militaire, au Kosovo, en Irak…).
« Ni gauche ni droite ne sauraient être des attributs définitifs, intemporels, substantiels, invulnérables, donc métaphysiques. Ils doivent être périodiquement réexaminés, reformulés, sinon ces mots deviennent des étiquettes trompeuses, qui demeurent sur la bouteille après que le vin est devenu vinaigre. » (p. 57).
Cette revivification permanente, cette confrontation des idées au réel, passe nécessairement par l’analyse des médias. Ce que je peux voir, sentir et vérifier par moi-même est très limité, je suis donc obligé de mettre à l’épreuve mon image du monde au travers de l’information…
« l’apparition et le développement des médias ont disposé sur la planète un réseau d’informations qui a accru de façon extraordinaire les possibilités de connaissance du monde et de son devenir. Il est remarquable que ce soit ce progrès dans l’information et la connaissance qui ait provoqué le progrès de la désinformation et de l’ignorance. (…) Il n’y a rien de plus trompeur que les innombrables documentaires tournés (on se situe dans les années 70) sur la Chine, la Sibérie, Cuba, sous les auspices de la caméra-témoin. (…) On voit donc que le progrès du mensonge dans le champ de l’information est la réponse au progrès potentiel de vérité qu’apportait le développement des médias. » (page 51)
Essentiellement, Morin montre que « la « bonne » information peut être difficilement authentifiée par le récepteur des médias. Ni l’image ni le témoignage ne sont en eux-mêmes des garanties absolues. La « bonne » information ne peut jamais être définie a priori. Ce qui peut être défini, ce sont les conditions d’apparition de la bonne information, c’est-à-dire les conditions de concurrence/antagonisme des organes d’information. »
Tout cela est relativement connu. Mais en tirons-nous bien toutes les véritables conséquences ?
Pour des médias réflexifs
On pourrait définir quelques questions-clefs, inspirées par Morin :
– Les médias sont-ils ouverts ? Pendant deux décennies les écologistes et leurs mises en garde sur le nucléaire ont été tues par les médias, tout simplement parce qu’il s’agissait d’un courant minoritaire, décrié, et considéré comme « illuminé ». Aujourd’hui encore, n’assiste-t-on pas à d’autres débats interdits d’antenne ? C’est l’ouverture qui permet la correction des erreurs, le débat contradictoire, la capacité de prendre en compte le vécu des gens. Elle impliquerait un respect authentique des droits de réponse, l’expression des minorités dans de grands médias, la possibilité de contacts directs entre lecteurs et journalistes…
– Les médias sont-ils réflexifs ? Evoquent-ils de façon transparente leurs parti pris ? Font-ils état des débats qui les agitent en coulisse, sur leurs erreurs et manquements éventuels ? On entend sur le net que tel reportage a été fortement orienté, qu’on a fait dire à un témoin qu’il y avait ici trois palestiniens tués par l’Armée israélienne, alors que ce témoin n’aurait jamais dit cela. Ces débats devraient être transparents, livrés au public, avec leurs éléments contradictoires.
– Les médias portent-ils à fluidifier nos représentations et concepts ? Il semble que nous assistons à la création d’une figure mythisée, celle du « musulman » fanatique, de « l’islam » pris en bloc, figure qui ne tient pas compte des mille nuances existantes au sein de la religion et des civilisations islamiques. De même on pourrait aussi dire que les médias véhiculent une image simpliste d’Israël et son peuple. Les représentations de « bons » et de « méchants » pullulent et créent le terreau du choc des civilisations entre des américains, des « sionistes » et des musulmans aussi caricaturés les uns que les autres !
– Les médias sont-ils pluriels ? Au-delà d’un packaging et d’une diversité de façade, les mêmes dépêches AFP, les mêmes reportages, les mêmes livres, les mêmes stars, se trouvent aux avants-scènes. Le cumul des mandats n’existe pas qu’en politique, comme l’a montré Serge Halimi (in Les nouveaux chiens de garde). On pourrait aussi la fameuse enquête de Marianne, montrant que nombre de journalistes partageaient des présupposés idéologiques.